En 2019, l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a fixé un objectif ambitieux de réduire de 15 millions le nombre de personnes dépendantes dans le monde d’ici 2025, soit environ 150 000 personnes dépendantes en France. Pour atteindre cet objectif, l’OMS a développé le programme Icope qui met en œuvre une évaluation globale et intégrée des six fonctions vitales des personnes âgées (locomotion, nutrition, santé mentale, cognition, audition et vision) afin de mieux comprendre leurs besoins et de mettre en place des plans de soins personnalisés.
Dans cette édition des Cahiers de la Silver Économie, nous vous invitons à en apprendre davantage sur le programme Icope. Pour l’occasion, nous avons recueilli les propos éclairés du Pr. Bruno Vellas, responsable du gérontopôle du CHU de Toulouse, Centre Collaborateur de l’OMS. Ce centre a été le premier à mettre en place le programme Icope avec le soutien de l'ARS Occitanie et vise à suivre 200 000 personnes d'ici 2027.
Les travaux du Pr. Vellas ont notamment permis de mieux comprendre et de populariser le concept de fragilité chez les personnes âgées. En soulignant l'importance de l'activité physique, de la nutrition et de la stimulation cognitive pour prévenir les fragilités et maintenir l'autonomie des personnes âgées, ses travaux s’inscrivent dans la continuité du programme Icope.
« Pour l’OMS, vieillir en santé, ce n’est pas ne pas avoir de maladie, vieillir en santé, c’est garder ses fonctions pour continuer à faire ce qui est important pour chacun d’entre nous. » (Pr. Bruno Vellas)
Icope : la prévention comme leitmotiv
Un maître-mot : auto-évaluation
Le programme Icope, Integrated Care for Older PEople (ou Soins intégrés pour les personnes âgées) a pour visée de prévenir la perte d'autonomie chez les personnes âgées en agissant de manière précoce, dès les premiers signes de fragilité. Il permet à chaque personne de réaliser une auto-évaluation rapide de ses capacités, afin de détecter les signes de fragilité tels qu'une perte auditive, un risque de chute ou des troubles cognitifs. Si une fragilité est détectée, la personne est orientée vers les professionnels de santé compétents pour réaliser une évaluation plus approfondie et pour co-construire un parcours de prévention personnalisé.
En d'autres termes, qui est mieux placé que soi-même pour prévenir sa propre perte d'autonomie ? Cela étant, comment le programme Icope fonctionne-t-il concrètement ?
Une application mobile au cœur du programme
Le programme Icope commence par un questionnaire de dépistage qui peut être rempli via l'application mobile dédiée Icope Monitor, accessible aussi bien par les professionnels de santé que par les patients eux-mêmes. Par exemple, entre janvier et octobre 2022, l’URPS des Masseurs-Kinésithérapeutes a lancé le défi national step 1 Icope Monitor pour que les kinésithérapeutes testent leurs patients via l'application. Une fois le dépistage effectué, le programme Icope comprend quatre étapes : une évaluation approfondie, la proposition d'un plan d'action personnalisé, le suivi du plan impliquant des spécialistes et des ateliers adaptés en fonction des capacités touchées, et enfin l'implication des collectivités et des proches aidants via des campagnes de communication.
Nos questions au Pr. Bruno Vellas
Le professeur Bruno Vellas est responsable du gérontopôle à Toulouse, chef de service du département de médecine interne et de gériatrie du CHU de Toulouse, responsable du Centre Collaborateur de l’OMS sur la fragilité, la recherche clinique & geroscience et la formation en gériatrie à l’Université de Toulouse et membre de l’unité Inserm U1027. Il est à l’origine de l’EADC (European Alzheimer Disease Consortium) et coordonne le réseau sur la maladie d’Alzheimer et a présidé la Société mondiale de gérontologie et de gériatrie. Depuis plus de quinze ans, il est très impliqué dans l’activité de recherche autour de la maladie d’Alzheimer et a publié plus de 500 articles dans des revues internationales. Il est membre du comité scientifique de nombreuses revues scientifiques internationales. Il est le principal investigateur de nombreux essais thérapeutiques internationaux sur la maladie d’Alzheimer.
Pourriez-vous expliquer brièvement ce qu’est le programme Icope ?
Pour l’Organisation mondiale de la santé (OMS), « vieillir en santé » signifie maintenir ses fonctions pour continuer à faire ce qui est important pour chacun d’entre nous. L’OMS a identifié 6 fonctions essentielles à maintenir que sont la vue, l’audition, la mémoire, le bien être psychique, la mobilité et la nutrition. Le programme Icope consiste à mesurer ces fonctions chez tous les sujets de plus de 60 ans et de le faire de façon régulière de sorte que, dès qu’il y a un « screening positif » et risque de perte de fonction, nous essayons de comprendre pourquoi afin de la « récupérer » avant qu’il y ait des pertes en cascades, comme nous l’observons malheureusement.
Comment peut-on passer d'une approche basée sur des actions individuelles à une stratégie de prévention à grande échelle ?
Le but du programme de l’OMS est de prévenir de 15 millions le nombre de personnes dépendantes d’ici 5 ans. Si nous estimons que la France représente 1 % des seniors, cela nous donne 150 000 dépendants en moins. Mais cela nécessite bien sûr une action massive car le vieillissement est un problème qui concerne tout le monde, c’est un peu comme lorsque nous mettons en place les actions de prévention contre le tabagisme, il faut faire des actions de masse.
Aujourd’hui, où en sommes-nous du développement d’Icope, à la fois pour la région Occitanie et plus largement en France ?
Le programme Icope a déjà été déployé en Occitanie par le gérontopôle de Toulouse, Centre Collaborateur de l’OMS sur la Fragilité et la Géroscience. Plus de 33 000 sujets sont actuellement suivis par le programme ICOPE Monitor dont environ 70 % en Occitanie et 30 % dans le reste de la France. Ce programme se développe maintenant d’un point de vue national. Les outils digitaux sont prêts et disponibles, les formations « online » également, il est donc tout à fait possible de l’étendre à grande échelle.
Le programme est-il suivi par les seniors concernés ? Quel accueil lui réservent-t-ils ?
Le programme est absolument bien suivi par les seniors concernés. Ils sont heureux que l’on s’occupe de leurs fonctions et de leur maintien. Plus de 4 000 sujets ont fait une autoévaluation, ces derniers sont d’ailleurs ceux qui ont le suivi le plus important. En effet, la population sait actuellement qu’une fois à la retraite, nous pouvons avoir une espérance de vie d’à peu près une vingtaine d’années mais tout le monde connait la situation de dépendance d’un proche. De fait, tout le monde est extrêmement concerné par cette prévention. Moins de 4 % ont décidé de quitter le programme Icope.
En quoi le programme Icope peut-il être facilitateur d’un « bon vieillissement » ?
Si nous considérons le vieillissement comme le fait de descendre un escalier, nous avons un système de santé qui a tendance à nous laisser « dégringoler » cet escalier (car pas adapté au vieillissement de la population) et une fois que nous sommes en bas, à nous envoyer vers les services d’urgence puis à l’hôpital et ensuite en Ehpad. Le programme Icope a pour but de repérer chaque fois que nous descendons une marche pour la remonter ou se maintenir. Ce sont donc des recommandations qui sont faites par l’OMS pour adapter notre pratique médicale au vieillissement de la population, nous devons les mettre en place au plus vite.
En tant qu’expert, quel regard portez-vous sur la prévention de la dépendance ?
Nous avons un système de santé qui a été bien longtemps basé sur les pathologies, faire des diagnostics, proposer des traitements avec peu des résultats dans les pathologies liées au vieillissement or nous voyons maintenant que la prévention nous permettra de faire les diagnostics précoces permettant à ces traitements d’être réellement efficaces et contribuer au bien vieillir en lien avec les mesures environnementales. En effet, un bon nombre des traitements de maladies chroniques ont une action limitée et si nous attendons un stade sévère de dépendance, ce stade est le plus souvent irréversible, d’où l’importance du diagnostic précoce. Notre médecine curative à des stade avancés ne l’est pas vraiment, la prévention s’impose.
Pour aller plus loin, découvrez le film de promotion des outils Icope Monitor et l’interview du Pr. Vellas, dans la Matinale de Radio Présence du lundi 28 septembre 2020.
Les enjeux sont nombreux
Le programme Icope présente des enjeux importants dans le contexte actuel de la proposition de loi visant à « bâtir la société du bien-vieillir en France », qui appelle à une mobilisation collective pour intégrer les évolutions liées au vieillissement. Il doit notamment permettre de :
Améliorer la qualité de vie des personnes âgées atteintes de maladies chroniques en leur offrant des soins intégrés et adaptés à leurs besoins.
Réduire les coûts de santé en évitant les hospitalisations inutiles et en favorisant les soins ambulatoires.
Favoriser la prévention des maladies chroniques en encourageant les comportements sains et en détectant les facteurs de risque.
Renforcer les capacités des professionnels de santé à prendre en charge les personnes âgées atteintes de maladies chroniques.
Promouvoir la collaboration interdisciplinaire entre les différents acteurs de santé (médecins, infirmières, pharmaciens, ergothérapeutes, travailleurs sociaux) pour assurer une prise en charge intégrée et coordonnée.
Dans les déserts médicaux ou les zones insulaires comme la Corse, les avantages semblent évidents :« C’est vraiment un outil probant qui prévient finalement toutes les dégradations et toutes les pertes d’autonomie de la personne âgée. Après le dépistage, on met en place un plan qui permet de récupérer des capacités et de l’autonomie. Pour nous, c’est très intéressant parce qu’on est très en amont de l’âge au moment duquel on peut être en perte d’autonomie à domicile et même parfois en retour d’un établissement de santé. Ça nous permet d’asseoir la politique de maintien à domicile qu’on mène avec la Collectivité de Corse » déclare Marie-Hélène Lecenne, directrice de l’ARS de Corse, dans une interview donnée au Journal de la Corse le 10 février 2023.
Les risques et les critiques associés au programme
Malgré cet enthousiasme général, quelques critiques ont été émises, dont trois ont retenu notre attention :
L’illectronisme : selon une enquête de l’Insee parue le 30/10/2019, même si le taux des 75+ utilisant internet est en constante augmentation, passant de 5% en 2009 à 19% en 2019, ils sont 67,2% à souffrir d’illectronisme (et de 26,7% pour les 60-74 ans). Par conséquent, l’utilisation d’une application mobile pour prévenir la perte d’autonomie ne va pas de soi. C’est pourquoi, dans son avis au Conseil économique, social et environnemental (CESE) intitulé « La prévention de la perte d’autonomie liée au vieillissement », Michel Chassang met en avant la nécessité de mettre en place des moyens pour assurer l'inclusion numérique, en garantissant l'accès à internet sur l'ensemble du territoire, en proposant des formations à l'utilisation du numérique et en veillant à ce que les coûts soient abordables pour tous.
Le financement dans un contexte où le budget est déjà restreint : animation territoriale, rémunérations des professionnels de santé, indemnités kilométriques, le coût est réel mais reste inférieur à celui engendré par les soins liés à la dépendance, selon le témoignage du Pr. Vellas dans le magazine des Infirmiers Libéraux en Occitanie de mars 2022. En effet, une approche préventive en matière de santé permet de réduire les dépenses liées aux soins et de prévenir l’apparition de maladies chroniques, ce qui peut avoir un impact significatif sur le système de santé dans son ensemble, sur le long terme.
Le temps de coordination et de formation supplémentaire dans un contexte de pénurie de personnel médical : selon les chiffres de la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES) de 2021, la pénurie de professionnels de santé est une réalité.
La participation active d’acteurs de terrain insoupçonnés
En réponse à ce dernier point, les dépistages proposés par Icope peuvent être effectués non seulement par des professionnels de santé, mais également par des acteurs de terrain bénévoles recrutés par les Communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS).
La Poste, qui mise sur ses liens de proximité avec la population et la capacité des facteurs à établir des liens de confiance avec les personnes âgées, se présente aussi comme un allié de taille pour le déploiement d’Icope. Dans une interview accordée aux Échos le 2 mai 2023, Delphine Mallet, présidente de La Poste Santé & Autonomie, consciente que la France traverse une période de fortes tensions sur les ressources d’aide et de soin déclare : « Nos facteurs, sentinelles de confiance et de proximité, sont formés pour évaluer et dépister des fragilités et, en cas d’anomalie, alerter les acteurs de soins de proximité. Nous sommes des relais bienveillants pour les personnels de santé et les services sociaux. Nous leur donnons des informations précieuses pour pouvoir mettre rapidement en place des réponses adaptées aux personnes qui en ont besoin ou qui sont éloignées du système de santé. »
Conclusion
L’avenir de la médecine gériatrique passera sans aucun doute par une prise en charge plus précoce et plus adaptée de la fragilité et de la perte d'autonomie chez les personnes âgées, ainsi qu'une coordination accrue entre les différents acteurs de santé et les collectivités locales. Les technologies numériques joueront également un rôle de plus en plus important dans cette prise en charge, mais il est essentiel de veiller à ce qu'elles soient accessibles à tous, y compris aux populations les plus vulnérables et isolées. En somme, la société du bien-vieillir est un défi collectif que nous devons relever ensemble pour permettre à chacun de vieillir dans la dignité et le respect de ses choix. Sujet qui sera débattu à l’occasion du 11e Congrès Francophone sur la Fragilité du Sujet Âgé qui se tiendra mardi 20 et mercredi 21 juin 2023 à Toulouse.