Start-up de la Silver économie, autopsies d’échecs
Les échecs récents de start-up comme Colibree et Coyali sont révélateurs des défis du secteur et riches d’apprentissage pour une filière qui cherche à accompagner l’innovation.
La Silver économie fait rêver les entrepreneurs. Et pour cause : avec le vieillissement accéléré de la population, le potentiel de marché semble immense. Pourtant, rares sont les start-up qui parviennent à s'imposer durablement dans ce secteur.
Derrière les discours enthousiastes sur le "marché du siècle" se cache une réalité plus complexe, comme en témoignent les expériences de Colibree et Coyali, deux start-up prometteuses contraintes de mettre la clé sous la porte après quelques années d'existence.
La première proposait une solution de cohabitation intergénérationnelle, mettant en relations seniors disposant d'une chambre libre avec des jeunes en recherche de logement. La seconde avait développé une interface simplifiée pour smartphone, couplée à un outil de prise en main à distance pour les aidants.
Deux approches différentes mais des obstacles similaires : cycles de décision interminables, difficultés de monétisation, partenariats chronophages...
À travers les témoignages de leurs fondatrices, Mélanie Slufcik (Colibree) et Pauline Beuchillot (Coyali), nous avons voulu comprendre les défis spécifiques auxquels font face les start-up de la Silver économie.
Une plongée instructive dans les coulisses d'un secteur qui, malgré son potentiel, reste particulièrement difficile à conquérir.
Les symptômes communs d'une équation complexe
Le piège du temps long
Le marché des seniors a son propre rythme, généralement incompatible avec les contraintes d'une start-up. Mélanie Slufcik en a fait l'amère expérience avec Colibree : "La principale difficulté a été la longueur du cycle de décision des seniors.
Entre la découverte du service et la signature d'un contrat, il fallait compter près d'un an." Un délai qui génère des coûts importants, notamment en ressources humaines pour maintenir le lien avec les prospects.
Pauline Beuchillot a rencontré le même obstacle avec Coyali : "Nous travaillions sur un marché paradoxal : nos utilisateurs, souvent des personnes âgées avec des revenus modestes, n'avaient pas toujours les moyens de payer pour notre solution, même s'ils la trouvaient utile. Nous comptions sur des tiers-payeurs (mutuelles, caisses de retraite) pour financer le service, mais les cycles de décision étaient très longs, parfois trop pour notre trésorerie."
Cette temporalité spécifique crée un cercle vicieux : plus le cycle de décision s'allonge, plus les coûts s'accumulent, fragilisant la trésorerie de l'entreprise avant même qu'elle n'ait pu valider son modèle économique.
L'illusion du marché évident
Le potentiel démographique de la Silver économie peut se révéler trompeur. Les deux entrepreneuses ont constaté un décalage important entre l'enthousiasme général pour leurs concepts et la réalité du terrain.
"Nos études de marché montraient une forte réceptivité : 80% des seniors interrogés se montraient intéressés", explique Mélanie Slufcik. "Mais transformer cet intérêt en clients payants s'est avéré beaucoup plus complexe."
Du côté de Coyali, même constat : "Notre communication grand public sur la fonction d'aide à distance avait généré plus de 5 000 commentaires enthousiastes," relate Pauline Beuchillot. "Mais nous n'avons jamais pu réellement valider la disposition des utilisateurs à payer pour ce service." Un paradoxe d'autant plus frustrant que les solutions répondaient à des besoins réels et documentés.
Les partenariats, une arme à double tranchant
Face à ces difficultés de commercialisation directe, beaucoup de start-up de la Silver économie se tournent vers les grands groupes. Une stratégie qui peut s'avérer périlleuse, comme l'illustre l'expérience de Coyali avec les opérateurs télécoms. "Avec Orange, nous sommes passés par leur division Innovation au niveau corporate : quinze réunions au siège, beaucoup d'enthousiasme, mais aucune concrétisation", raconte Pauline Beuchillot.
L'approche locale peut sembler plus prometteuse, mais elle n'est pas exempte de difficultés. L'expérimentation menée par Coyali avec les franchises SFR de l'Aube en témoigne : malgré l'enthousiasme initial, les contraintes opérationnelles ont eu raison du projet. "Nous avons développé une plateforme complète de gestion pour SFR, un investissement considérable pour une hypothèse non validée", reconnaît Pauline Beuchillot.
La diversification apparaît alors comme une nécessité. Mélanie Slufcik identifie d'ailleurs comme principale erreur le fait de s'être focalisée "à 100% sur la cohabitation intergénérationnelle. Contrairement à nos concurrents qui ont diversifié leurs activités, comme Colette avec son Club Colette ou Colombage qui propose des services à la personne, nous sommes restés sur un modèle unique."
Paroles d'entrepreneuses
"Les études de marché peuvent être trompeuses" - Mélanie Slufcik, fondatrice de Colibree
Comment avez-vous validé le potentiel du concept auprès de votre marché cible ?
Avant le lancement en juillet 2019, nous avons mené une véritable étude de marché qualitative. À travers des questionnaires et des rencontres directes avec des seniors et leurs familles, nous avons sondé les réactions au concept.
Les retours ont été très polarisés : 80% se montraient réceptifs tandis que 20% rejetaient catégoriquement l'idée. Certains seniors m'ont dit clairement : 'Je me suis battu pendant des années pour être indépendant, vous n'allez pas me mettre un jeune dans les pieds'. Cette polarisation nous a confortés dans l'idée que même si nous ne pouvions pas convaincre tout le monde, le marché potentiel restait significatif.
Pourquoi avoir initialement privilégié une stratégie axée sur les acteurs publics ?
Notre approche initiale des acteurs publics s'expliquait par une logique apparente : les programmes politiques incluaient systématiquement des lignes sur l'amélioration de la vie des seniors et le bien vieillir. Notre solution cochait toutes ces cases et nous proposions une démarche gratuite, visant simplement à obtenir leur soutien pour la visibilité du concept.
Cependant, cette stratégie s'est révélée chronophage. Entre le temps de transmission de l'information et l'obtention de véritables interactions, il s'est écoulé près d'un an. De plus, le contexte politique complexe (COVID, élections) nous a forcés à tout recommencer à zéro plusieurs fois.
Comment voyez-vous l'avenir de la cohabitation intergénérationnelle en France ?
Je reste convaincue que le concept a de l'avenir, mais sa réussite passe par une fédération des acteurs et une montée en puissance collective. Il faudrait créer une véritable plateforme de référencement permettant à chaque acteur de proposer ses services, tout en offrant aux utilisateurs un point d'entrée unique pour trouver la solution adaptée à leur territoire.
Le marché doit sortir des querelles entre public et privé pour se concentrer sur la création de valeur pour les utilisateurs.
"La distance avec le terrain nous a coûté cher" - Pauline Beuchillot, co-fondatrice de Coyali
À quel moment avez-vous perçu les premières difficultés ?
C'est essentiellement une question de trésorerie. Le point de bascule est survenu avec notre demande de financement BPI. Nous avions déposé notre dossier en avril, anticipant nos besoins futurs, sans être en difficulté à ce moment-là. Le processus s'est malheureusement enlisé. S'en est suivi un ballet frustrant de 'oui, non, peut-être', avec des demandes de documents complémentaires.
Le plus déroutant a été ce vendredi où notre banque nous assurait que le dossier était validé à 90% en comité, pour nous annoncer la semaine suivante un refus catégorique.
Quels ont été les principaux apprentissages de vos expériences avec les grands groupes ?
Nous avons fait plusieurs erreurs instructives qui reflètent les défis spécifiques des partenariats dans notre secteur. D'abord, nous avons sous-estimé l'importance de la présence terrain. Basés à Paris alors que l'expérimentation se déroulait dans l'Aube, nous n'étions présents qu'une ou deux fois par semaine.
Cette distance nous a empêchés de rapidement mesurer l'inadéquation entre notre vision théorique et la réalité : nous imaginions que les aidants seraient présents lors de l'installation, qu'ils prendraient le relais à distance grâce à notre application compagnon. En réalité, les seniors venaient souvent seuls.
Quels conseils donneriez-vous à d'autres entrepreneurs dans la Silver économie ?
Il faut être vigilant sur trois points.
D'abord, éviter le surinvestissement précoce : nous avons développé des outils complexes avant même d'avoir validé nos hypothèses de base.
Ensuite, identifier rapidement les bons interlocuteurs dans les grandes organisations en posant directement les questions essentielles :
Êtes-vous décisionnaire ?
Disposez-vous d'un budget dédié ?
Enfin, ne pas sous-estimer l'importance d'une présence terrain régulière, cruciale pour comprendre les usages réels et adapter sa solution.
Conclusion : un secteur à réinventer
Les expériences de Colibree et Coyali illustrent les défis spécifiques de la Silver économie, un secteur qui ne peut se résumer à son seul potentiel démographique.
Au-delà des difficultés classiques rencontrées par toute start-up (trésorerie, recrutement, développement commercial), c'est tout un modèle économique qu'il faut repenser.
Paradoxalement, la principale faiblesse du secteur pourrait être son apparente évidence. Comme le soulignent nos deux entrepreneuses, la tentation est grande de se laisser séduire par la taille du marché potentiel, sans suffisamment anticiper les contraintes opérationnelles.
Un enthousiasme qui peut conduire à sous-estimer l'importance d'une diversification précoce des revenus ou à surinvestir dans des développements techniques avant d'avoir validé les hypothèses de base.
La voie du succès semble passer par une approche plus hybride, combinant innovation et pragmatisme. Il s'agit moins de révolutionner le marché que de construire patiemment sa place, en s'appuyant sur des partenaires solides et en gardant une proximité forte avec le terrain.
Ces témoignages livrent des enseignements précieux, non seulement pour les futurs entrepreneurs qui doivent intégrer le "temps long" comme une donnée structurante plutôt qu'un obstacle, mais aussi pour l'ensemble de la filière.
Les structures d'accompagnement (clusters, gérontopôles) sont particulièrement interpellées : elles doivent mieux anticiper les besoins spécifiques de ces entreprises et adapter leur soutien en conséquence.
Plus largement, c'est tout l'écosystème qui est concerné : représentants d'aidants et d'usagers, grands groupes, organismes de protection sociale, pouvoirs publics...
La réussite du secteur passe par une meilleure coordination entre ces acteurs, la création de ponts là où existent aujourd'hui des fossés, et un dialogue plus constructif avec les autorités publiques aux échelons pertinents.
L'enjeu est de créer un environnement où les entrepreneurs peuvent se concentrer sur leur cœur de métier : développer des solutions innovantes pour nos aînés.